Théorème de Prokhorov

En mathématiques, et plus précisément en théorie de la mesure, le théorème de Prokhorov relie le concept de tension à la compacité relative dans l'espace des mesures de probabilité, ou plus généralement des mesures finies. Ce théorème[1] porte le nom du mathématicien Iouri Prokhorov.

Définitions

Soit Ω {\displaystyle \Omega } un espace topologique complètement régulier. Cette hypothèse couvre les deux cas particuliers importants : espace localement compact et espace métrisable.

C b ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {C}}_{b}(\Omega )} désigne l'espace de Banach des fonctions continues bornées sur Ω {\displaystyle \Omega } (muni de la norme uniforme) et C 0 ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {C}}_{0}(\Omega )} le sous-espace des fonctions nulles à l'infini (c'est-à-dire les fonctions f {\displaystyle f} telles que pour tout ϵ > 0 {\displaystyle \epsilon >0} , il existe un compact K Ω {\displaystyle K\subset \Omega } tel que x Ω K | f ( x ) | < ϵ {\displaystyle \forall x\in \Omega \setminus K\quad \vert f(x)\vert <\epsilon } ).

D'après le théorème de représentation de Riesz, le dual de C 0 ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {C}}_{0}(\Omega )} est l'espace M b ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}(\Omega )} des mesures de Radon bornées. Il contient l'ensemble M b + ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}^{+}(\Omega )} des mesures positives bornées et le sous-ensemble P {\displaystyle {\mathcal {P}}} des mesures de probabilité.

On rappelle que :

  • M b ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}(\Omega )} est muni de deux topologies faibles (qui coïncident si Ω {\displaystyle \Omega } est compact) :
    • S ( M b ( Ω ) , C 0 ( Ω ) ) {\displaystyle {\mathfrak {S}}{\big (}{\mathcal {M}}_{b}(\Omega ),{\mathcal {C}}_{0}(\Omega ){\big )}} (topologie faible-*) : la topologie de la convergence simple sur C 0 ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {C}}_{0}(\Omega )} ,
    • S ( M b ( Ω ) ) , C b ( Ω ) ) {\displaystyle {\mathfrak {S}}{\big (}{\mathcal {M}}_{b}(\Omega ){\big )},{\mathcal {C}}_{b}(\Omega ){\big )}} (topologie étroite (en)) : la topologie (plus fine) de la convergence simple sur C b ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {C}}_{b}(\Omega )}  ;
  • le cône convexe M b + ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}^{+}(\Omega )} est *-faiblement fermé.

Énoncé

Sur un espace complètement régulier, si un ensemble de mesures de probabilité est tendu, alors il est relativement compact[2] pour la topologie étroite.

La réciproque est vraie si l'espace vérifie une hypothèse un peu plus forte comme localement compact ou polonais.

Si l'espace Ω {\displaystyle \Omega } est compact, la tension est trivialement toujours vérifiée en prenant ϵ > 0 K ϵ = Ω {\displaystyle \forall \epsilon >0\quad K_{\epsilon }=\Omega } , mais dans ce cas le théorème n'est qu'une expression inutilement compliquée du théorème de Banach-Alaoglu.

Démonstration

Sens direct.

Toute fonction continue bornée sur Ω {\displaystyle \Omega } se prolonge de façon unique en une fonction continue sur le compactifié de Stone-Čech Ω ˇ {\displaystyle {\check {\Omega }}} , et toute mesure de Radon bornée sur Ω {\displaystyle \Omega } se prolonge en une mesure de Radon sur Ω ˇ {\displaystyle {\check {\Omega }}} (mais il y a des mesures sur Ω ˇ {\displaystyle {\check {\Omega }}} qui ne sont pas associées à des mesures sur Ω {\displaystyle \Omega } ). La boule unité de M b ( Ω ˇ ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}({\check {\Omega }})} est étroitement compacte (ou *-faiblement : les deux topologies coïncident puisque Ω ˇ {\displaystyle {\check {\Omega }}} est compact), il suffit donc de montrer que la condition de Prokhorov implique que l'adhérence étroite M ¯ {\displaystyle {\overline {M}}} de M {\displaystyle M} dans M b ( Ω ˇ ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}({\check {\Omega }})} est contenue dans M b ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}(\Omega )} .

Pour tout compact K Ω {\displaystyle K\subset \Omega } la fonction indicatrice 1 K {\displaystyle 1_{K}} est « s.c.s. » (semi-continue supérieurement) et bornée, donc enveloppe inférieure de fonctions continues bornées sur Ω {\displaystyle \Omega } , donc de fonctions continues ϕ i {\displaystyle \phi _{i}} sur Ω ˇ {\displaystyle {\check {\Omega }}}  ; la fonction ψ K : μ ψ K ( μ ) = μ ( K ) {\displaystyle \psi _{K}:\mu \mapsto \psi _{K}(\mu )=\mu (K)} est donc s.c.s. sur M b + ( Ω ˇ ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}^{+}({\check {\Omega }})} comme enveloppe inférieure des μ μ ( ϕ i ) {\displaystyle \mu \mapsto \mu (\phi _{i})} .

Appliquons cela à l'un des K ϵ {\displaystyle K_{\epsilon }} de l'énoncé. Soit μ M ¯ {\displaystyle \mu \in {\overline {M}}} . Il existe un voisinage V {\displaystyle V} de μ {\displaystyle \mu } tel que λ V λ ( K ϵ ) < μ ( K ϵ ) + ϵ {\displaystyle \forall \lambda \in V\quad \lambda (K_{\epsilon })<\mu (K_{\epsilon })+\epsilon } , or ce voisinage rencontre M {\displaystyle M} , donc contient une probabilité λ {\displaystyle \lambda } telle que λ ( K ϵ ) > 1 ϵ {\displaystyle \lambda (K_{\epsilon })>1-\epsilon } , donc μ ( K ϵ ) > 1 2 ϵ {\displaystyle \mu (K_{\epsilon })>1-2\epsilon } .

Par conséquent, en prenant successivement ϵ = 1 / n {\displaystyle \epsilon =1/n} , on obtient n μ ( Ω ) 1 2 / n {\displaystyle \forall n\quad \mu (\Omega )\geqslant 1-2/n} donc μ ( Ω ) = 1 {\displaystyle \mu (\Omega )=1} .

Réciproque : démonstration pour Ω {\displaystyle \Omega } localement compact.

Soit A {\displaystyle A} une partie compacte de P {\displaystyle {\mathcal {P}}} , et soit ϵ > 0 {\displaystyle \epsilon >0} . Pour toute probabilité μ A {\displaystyle \mu \in A} il existe un compact K μ Ω {\displaystyle K_{\mu }\subset \Omega } tel que μ ( K μ ) > 1 ϵ {\displaystyle \mu (K_{\mu })>1-\epsilon } . Comme Ω {\displaystyle \Omega } est localement compact, K μ {\displaystyle K_{\mu }} a un voisinage ouvert U μ {\displaystyle U_{\mu }} d'adhérence compacte.

Le complémentaire F μ {\displaystyle F_{\mu }} de U μ {\displaystyle U_{\mu }} est un fermé tel que μ ( F μ ) < ϵ {\displaystyle \mu (F_{\mu })<\epsilon } , et l'application λ λ ( F μ ) {\displaystyle \lambda \mapsto \lambda (F_{\mu })} est s.c.s. donc il existe un voisinage ouvert V μ {\displaystyle V_{\mu }} de μ {\displaystyle \mu } tel que λ V μ λ ( F μ ) < ϵ {\displaystyle \forall \lambda \in V_{\mu }\quad \lambda (F_{\mu })<\epsilon } . Les V μ {\displaystyle V_{\mu }} sont un recouvrement ouvert de A {\displaystyle A} , on peut en extraire un sous recouvrement fini par V μ 1 , , V μ n {\displaystyle V_{\mu _{1}},\dots ,V_{\mu _{n}}} . La réunion des U ¯ μ i , i = 1 n {\displaystyle {\overline {U}}_{\mu _{i}},i=1\dots n} est un compact K {\displaystyle K} tel que μ A μ ( K ) > 1 ϵ {\displaystyle \forall \mu \in A\quad \mu (K)>1-\epsilon } .

Généralisations

Une première généralisation, facile, passe des probabilités aux mesures positives finies :

Sur un espace complètement régulier, si un ensemble de mesures positives finies est tendu et borné (au sens de la norme sur M b ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}(\Omega )} ), alors il est relativement compact pour la topologie étroite.

La réciproque est vraie si l'espace vérifie une hypothèse un peu plus forte, par exemple localement compact ou polonais.

Démonstration

C'est une simple adaptation de la démonstration pour les probabilités :

Sens direct.

Soit R {\displaystyle R} tel que μ M μ R {\displaystyle \forall \mu \in M\quad \Vert \mu \Vert \leqslant R} ( M {\displaystyle M} est bornée, donc il existe de tels R {\displaystyle R} ).

La boule fermée de rayon R {\displaystyle R} de M ( Ω ˇ ) {\displaystyle {\mathcal {M}}({\check {\Omega }})} est vaguement compacte, il suffit donc de montrer que la condition de Prokhorov implique que l'adhérence étroite M ¯ {\displaystyle {\overline {M}}} de M {\displaystyle M} dans M ( Ω ˇ ) {\displaystyle {\mathcal {M}}({\check {\Omega }})} est contenue dans M ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {M}}(\Omega )} .

Soit ϵ > 0 {\displaystyle \epsilon >0} et K ϵ {\displaystyle K_{\epsilon }} le compact associé. L'application λ λ ( Ω ˇ K ϵ ) {\displaystyle \lambda \mapsto {\lambda }({\check {\Omega }}\setminus K_{\epsilon })} est semi-continue inférieurement sur M b + ( Ω ˇ ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}^{+}({\check {\Omega }})} , donc pour toute mesure μ M {\displaystyle \mu \in M} , il existe un voisinage (étroit) ouvert de μ {\displaystyle \mu } tel que λ V μ λ ( Ω ˇ K ϵ ) > μ ( Ω ˇ K ϵ ) ϵ {\displaystyle \forall \lambda \in V_{\mu }\quad {\lambda }({\check {\Omega }}\setminus K_{\epsilon })>\mu ({\check {\Omega }}\setminus K_{\epsilon })-\epsilon } , et il existe λ V μ M {\displaystyle \lambda \in V_{\mu }\cap M} , qui vérifie donc λ ( Ω ˇ K ϵ ) = λ ( Ω K ϵ ) < ϵ {\displaystyle {\lambda }({\check {\Omega }}\setminus K_{\epsilon })={\lambda }(\Omega \setminus K_{\epsilon })<\epsilon } (en effet λ {\displaystyle \lambda } est portée par Ω {\displaystyle \Omega } ). On en déduit μ ( Ω ˇ K ϵ ) < 2 ϵ {\displaystyle \mu ({\check {\Omega }}\setminus K_{\epsilon })<2\epsilon } .

On sait que K Ω , μ ( Ω ˇ Ω ) μ ( Ω ˇ K ) {\displaystyle \forall K\subset \Omega ,\mu ({\check {\Omega }}\setminus \Omega )\leqslant \mu ({\check {\Omega }}\setminus K)}  ; en appliquant cela pour tous les ϵ = 1 / 2 n {\displaystyle \epsilon =1/2^{n}} , on obtient μ ( Ω ˇ Ω ) = 0 {\displaystyle \mu ({\check {\Omega }}\setminus \Omega )=0} .

Réciproque : démonstration pour Ω {\displaystyle \Omega } localement compact.

Soit A {\displaystyle A} étroitement compact dans M b + ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}^{+}(\Omega )} .

Soit ϵ > 0 {\displaystyle \epsilon >0}  ; pour toute μ A {\displaystyle \mu \in A} il existe un compact K μ {\displaystyle K_{\mu }} tel que μ ( Ω K μ ) < ϵ {\displaystyle \mu (\Omega \setminus K_{\mu })<\epsilon } .

Comme Ω {\displaystyle \Omega } est localement compact, K μ {\displaystyle K_{\mu }} a un voisinage ouvert U μ {\displaystyle U_{\mu }} d'adhérence compacte.

Le complémentaire F μ {\displaystyle F_{\mu }} de U μ {\displaystyle U_{\mu }} est un fermé tel que μ ( F μ ) < ϵ {\displaystyle \mu (F_{\mu })<\epsilon } , et l'application λ λ ( F μ ) {\displaystyle \lambda \mapsto \lambda (F_{\mu })} est s.c.s., donc il existe un voisinage ouvert V μ {\displaystyle V_{\mu }} de μ {\displaystyle \mu } tel que λ V μ λ ( F μ ) < ϵ {\displaystyle \forall \lambda \in V_{\mu }\quad \lambda (F_{\mu })<\epsilon } . Les V μ {\displaystyle V_{\mu }} sont un recouvrement ouvert de A {\displaystyle A} , on peut en extraire un sous recouvrement fini par V μ 1 , , V μ n {\displaystyle V_{\mu _{1}},\dots ,V_{\mu _{n}}} .

La réunion des U ¯ μ i , i = 1 n {\displaystyle {\overline {U}}_{\mu _{i}},i=1\dots n} est un compact K {\displaystyle K} tel que μ A μ ( Ω K ) < ϵ {\displaystyle \forall \mu \in A\quad \mu (\Omega \setminus K)<\epsilon } .

A {\displaystyle A} est borné car μ M b + ( Ω ) , μ = μ ( 1 ) {\displaystyle \forall \mu \in {\mathcal {M}}_{b}^{+}(\Omega ),\Vert \mu \Vert =\mu (1)}  ; la fonction constante 1 étant évidemment continue bornée sur Ω {\displaystyle \Omega } , l'ensemble des μ ( 1 ) {\displaystyle \mu (1)} lorsque μ {\displaystyle \mu } parcourt le compact étroit A {\displaystyle A} est borné.

Le théorème est encore vrai si l'on supprime l'hypothèse de positivité :

Sur un espace complètement régulier, si un ensemble de mesures finies est tendu et borné (au sens de la norme sur M b ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}(\Omega )} ), alors il est relativement compact pour la topologie étroite.

La réciproque est vraie si Ω {\displaystyle \Omega } vérifie une hypothèse un peu plus forte, par exemple localement compact ou polonais.

Mais il faut prendre garde que la définition de la tension porte alors non pas sur les mesures μ M {\displaystyle \mu \in M} elles-mêmes mais sur leurs variations totales | μ | {\displaystyle \vert \mu \vert } . Les démonstrations données ci-dessus ne s'adaptent pas facilement à ce nouveau contexte, car l'application μ | μ | {\displaystyle \mu \mapsto \vert \mu \vert } n'est pas étroitement continue.

Exemple : prendre sur [ 0 , π ] {\displaystyle [0,\pi ]} les mesures de densité sin ( n x ) {\displaystyle \sin(nx)}  : la suite ( μ n ) {\displaystyle (\mu _{n})} converge étroitement vers la mesure nulle mais la suite ( | μ n | ) {\displaystyle (\vert \mu _{n}\vert )} converge vers la mesure de densité constante 2 π {\displaystyle {\frac {2}{\pi }}}  ; variante : on prend λ 2 n = μ n {\displaystyle \lambda _{2n}=\mu _{n}} comme précédemment, et λ 2 n + 1 = 0 {\displaystyle \lambda _{2n+1}=0}  ; la suite ( λ n ) {\displaystyle (\lambda _{n})} tend encore étroitement vers la mesure nulle, mais la suite ( | λ n | ) {\displaystyle (\vert \lambda _{n}\vert )} diverge. De plus, les arguments de semi-continuité ne sont plus valables.

Bogachev 2007 donne une démonstration dans le cas où Ω {\displaystyle \Omega } est un espace polonais, et des variantes et contre-exemples. Bourbaki 1969 et Jarchow 1981 donnent des démonstrations dans le cas général où Ω {\displaystyle \Omega } est un espace complètement régulier.

Notes et références

  1. (en) Yuri V. Prokhorov, « Convergence of random processes and limit theorems in probability theory », Theory Probab. Appl., vol. 1, no 2,‎ , p. 157-214 (DOI 10.1137/1101016).
  2. Dans P {\displaystyle {\mathcal {P}}} ou, ce qui revient au même, dans M b ( Ω ) {\displaystyle {\mathcal {M}}_{b}(\Omega )} , puisque P {\displaystyle {\mathcal {P}}} est étroitement fermé.
  • Laurent Schwartz, « Probabilités cylindriques et applications radonifiantes », J. Fac. Sci. Univ. Tokyo, vol. 18,‎ , p. 139-286, annoncé en 1969 dans une note aux CRAS
  • (en) Laurent Schwartz, Radon Measures on Arbitrary Topological Spaces and Cylindrical Measures, Oxford University Press, coll. « Tata Institute Monographs on Mathematics and Physics »,
  • Bourbaki, intégration chapitre 9 §5, Springer,
  • (en) V. I. Bogachev, Measure Theory, vol. 2, Springer,
  • (en) Hans Jarchow, Locally convex spaces, Teubner,
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